Séance du jeudi 11 janvier 07, 19h30-21h45 - Florent Trocquenet. Texte de l'intervention.
1) Le pouvoir : un mode
Le mot pouvoir dans notre langue est un nom dérivé d'un verbe: un déverbal. Ce verbe dont est dérivé le nom pouvoir est un verbe modal, c'est-à-dire qu'il affecte syntaxiquement et sémantiquement d'autres verbes. Pouvoir, ce n'est donc pas tant une action qu'une certaine manière d'entreprendre une action. C'est un point important: le pouvoir, au sens propre, est sans objet. Je ne peux pas dans l'absolu: je peux faire quelque chose, ou je peux empêcher quelqu'un de faire quelque chose. Le pouvoir, c'est un mode d'action, qui affecte cette action – qui l'affecte pas seulement au sens neutre (qui la modifie), mais qui la corrompt.
2) La perversion du pouvoir
Parler du pouvoir, ce n'est donc pas parler de tel ou tel acte particulier, mais de la perspective dans laquelle on entreprend cette action. On pourrait dire que le pouvoir c'est quelque chose qui de toute façon parasite une action quelle qu'elle soit, une action qui pourrait se faire sans lui. Dès lors, l'effet pervers, c'est que le pouvoir va toujours pervertir l'action qu'il affecte. Que va-t-il en faire ? Il va la tirer à soi. Je ne fais plus une action pour elle-même, je la fais parce que je peux la faire, parce que j'en ai le pouvoir – et de là il n'y a qu'un pas à ce que je la fasse pour le pouvoir, pour avoir du pouvoir. On peut donner l'exemple de l'université, qui paraît pourtant un lieu où le pouvoir s'exerce de manière marginale, où il s'agit avant tout de l'intellect. On croit que l'université par sa structure en France échappe au pouvoir: elle est sa propre autorité. Certes, elle dépend du ministère de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche pour avoir des postes, mais c'est chaque université qui décide de l'attribution de ces postes aux candidats qui se présentent. Les universités dépendent d'une autorité, le Conseil national des université – mais cette autorité est constituée d'universitaires. Les professeurs dans l'université ne sont jamais inspectés. Ils n'ont aucun supérieur hiérarchique. Le président d'une université n'a que des fonctions administratives: en aucun cas il n'a une autorité pédagogique sur les enseignants de son université. L'université est donc un bon exemple de la mécanique perverse du pouvoir, dans la mesure où c'est en apparence un espace social que le pouvoir a préservé dans notre pays. Pourtant, quand on regarde comment l'université fonctionne, on s'aperçoit que c'est un espace où s'exerce des relations de pouvoir, pour obtenir des postes. Le pouvoir pervertit dès lors l'activité qui est l'objectif même des universités: l'activité intellectuelle – l'activité de penser. La pensée est devenue objet de pouvoir, elle a été affectée dans l'université du mode de pouvoir, et dès lors a été pervertie par le pouvoir au service du pouvoir lui-même. On ne fait pas un article ou on n'organise pas un colloque dans l'université pour y penser, pour répondre à des besoins intellectuels, mais pour dépenser des crédits, assurer son influence au sein de l'université, tenir, par des publications, son rang dans l'université – et pouvoir obtenir le poste convoité de "professeur des universités", dernier échelon dans les grades universitaires, échelon qui donne le pouvoir de diriger des thèses, c'est-à-dire d'exercer un pouvoir intellectuel sur des étudiants en doctorat, leur assurer éventuellement des occasions de publication, appuyer leur candidature pour obtenir un poste de maître de conférence, etc. Dans l'université, le pouvoir de penser devient donc la pensée pour le pouvoir.
3) Dominant et dominé
Le pouvoir est une relation qui s'établit d'un commun accord entre un dominant et un dominé. Dans la situation de pouvoir, celui qui exerce le pouvoir doit garantir à celui sur qui il exerce le pouvoir une gratification. Cette gratification, c'est au dominé de juger de sa valeur, et de la considérer comme une gratification suffisante. Il n'y a pas de relation de pouvoir sans un consentement du dominé. C'est un point très important, et que Rousseau a examiné dans le Contrat social. Il dit bien qu'il ne peut y avoir de "droit du plus fort", de pouvoir fondé sur la force: pourquoi? Parce que si une relation s'établit entre deux individus sur le fondement de la seule force, cette relation ne durera que tant que celui qui détient la force est fort. Or, la force est un élément bien trop instable. On peut cesser d'être fort. Les faibles peuvent s'unir et devenir plus forts que le fort. Bref, pour qu'un pouvoir s'institue dans la durée – et il n'y a pas de pouvoir sans durée – il faut le consentement du dominé. Ainsi, dans une relation de pouvoir, et contrairement à ce que l'on imagine, celui qui détient réellement le pouvoir, c'est le dominé. Le plus effrayant, dans les nombreuses images que nous avons de la montée de l'hitlérisme dans l'Allemagne des années trente, ce n'est pas ce petit personnage contrefait et hystérique qui éructe sur son estrade, c'est les centaines de milliers de personnes venues l'acclamer. C'étaient elles, bien entendu, qui détenaient le pouvoir. C'est d'ailleurs un fait bien reconnu des psychanalystes que, dans un couple sado-masochiste, celui qui domine l'autre, celui qui domine l'autre, celui qui mène le jeu, c'est celui qui a endossé le rôle de la victime.
4) Le rival
Mais la relation de pouvoir n'est jamais duelle. Elle fait intervenir un troisième acteur: le rival. C'est-à-dire que celui qui détient le pouvoir ne détient jamais le pouvoir sur une seule personne. Le dominé a des rivaux. Le pouvoir peut jouer dans une certaine mesure de ces rivaux: si vous ne vous soumettez pas, j'embaucherai quelqu'un d'autre, dit le chef d'entreprise. Si tu ne te soumets pas, je te quitterai pour quelqu'un d'autre, dit le mari ou la femme sadique à sa victime.
Mais voilà: si le rival est celui qui peut garantir la situation de pouvoir, c'est aussi celui qui peut l'ébranler. Car satisfaire le dominé et les rivaux, faire en sorte qu'un équilibre s'établisse entre les dominés pour qu'il n'y en ait pas qui, s'estimant lésés, renoncent à se soumettre, contestent le pouvoir, c'est une chose très difficile. Le chef d'entreprise qui dit à son employé: "Si tu ne te soumets pas, je vais te virer pour quelqu'un d'autre", ce chef gagne, et l'employé se soumet. Mais si, comme c'est le cas aujourd'hui que notre pays traverse une grave crise de l'emploi, le chef d'entreprise ne peut pas garantir à son employé qu'il pourra le garder, parce que de toute façon les intérêts économiques de son entreprise, la décision des actionnaires, vont conduire à une délocalisation, vont licencier les plus âgés pour embaucher des jeunes moins coûteux, en début de carrière – alors le pouvoir du chef d'entreprise vacille. Il ne repose plus sur le consentement, mais sur la crainte. Et, un jour, il y a une union des employés, une grève est décidée, le patron est séquestré. C'est aussi une situation que l'on rencontre dans les familles. Lorsqu'un enfant jusque-là unique voit arriver un petit frère ou une petite sœur, il se retourne bien souvent contre ses parents, qui vont être obligés de partager leur affection, leurs cadeaux en deux. A l'échelle d'une société, les rivaux, ce sont les gens qui sont en marge du système. Les clochards, les RMIstes, les chômeurs. On peut dire aux travailleurs: vous avez bien de la chance d'avoir un travail, sinon vous deviendrez comme eux. Mais si les marginaux sont en nombre trop important, le pouvoir est débordé. Il ne peut plus entretenir financièrement tous ces gens dans la marge; et puis le spectre de la marge ne joue plus: il y a trop de rivaux. Le dominé se dit que de toute façon il vaut mieux échapper au pouvoir, qu'il y a plus à gagner en renonçant à être un dominé, qu'à conserver un emploi qui ne sert même pas avoir un revenu supérieur à celui qu'on gagne sans travailler. Être chômeur n'est plus une infamie, quand il y a autant de gens qui le sont. Surtout, les dominés renonçant à voir dans les autres des rivaux, pour y voir des frères, il devient possible de renverser un pouvoir qui ne repose plus que sur la crainte.
5) Pouvoir et puissance
On dit volontiers de quelqu'un qui a du pouvoir, qui occupe une position de pouvoir dans la société qu'il est puissant. Et l'on parle de l'ambition comme d'une volonté de puissance. On désigne par là quelque chose qui fascine dans le pouvoir, et qui est la grande gratification qu'il procure. Il faut revenir à notre définition modale du pouvoir: le verbe pouvoir désigne bien, au départ, une possibilité d'action. Celui qui a du pouvoir peut. Or, la vie humaine aspire à la puissance, c'est-à-dire à la possibilité de se déployer pleinement, sans rencontrer d'obstacle. Le pouvoir est une forme pervertie de puissance. Plus exactement, le pouvoir est une puissance qui a besoin , pour s'accomplir, de s'exercer au détriment de la puissance d'un autre. Comme, dans une société, tout est imbriqué et cohérent, vous ne pouvez pas exercer un pouvoir sans que ça vous retombe dessus d'une façon ou d'une autre, à plus ou moins long terme, dans un espace ou un autre. Pourtant, nous le disions, le pouvoir est une forme de puissance, il est un fragment de puissance. Prenons un exemple. Un chef de service convoque ses subordonnés pour procéder au licenciement qui lui a été ordonné. Il est puissant: il manifeste son pouvoir, il a toute marge d'action, c'est lui qui décide qui partira, qui restera. Demain, il devra rendre des comptes au directeur des ressources humaines dont il est en train d'appliquer les consignes. Il est donc aussi un dominé. Sa puissance ne dure qu'un temps, elle est fragmentée dans le temps. Mais revenons à l'entretien dans le bureau, où s'est manifestée la puissance du chef de service. Pendant qu'il parle à ses subordonnés, le chef de service a besoin, pour être puissant, qu'on l'écoute, qu'on le regarde, qu'on l'admire – qu'on le considère comme un chef. Il est donc dépendant de ceux qu'il domine. Mais quelque chose tend l'atmosphère, l'heure est grave: on va licencier. Une fois dans sa voiture de fonction, le chef de service continue de penser à cet entretien qui lui laisse comme un arrière-goût désagréable. Et si demain, c'était son tour d'être convoqué?
Si l'on a fait une crasse à quelqu'un, on ne peut que redouter que l'autre en fasse de même à notre égard. Chaque faute commise mérite réparation, en la matière. Or on sait qu'en licenciant, on a privé un homme de la possibilité de travailler. On peut se conforter dans sa décision, en brandissant l'argument inlassablement répété par les apôtres du libéralisme: cela a évité la faillite d'une entreprise. On a sacrifié un emploi pour en garantir des milliers d'autres. Oui, mais ce n'est pas un emploi contre des milliers d'autres: les hommes ne sont pas des chiffres. Celui qui est parti, c'est Lambert, le vieil employé qu'on croisait tous les jours dans les couloirs. Et ceux qu'on a sauvés, on ne les connaît pas toujours – et de toute façon leurs postes n'étaient pas réellement menacés, ils ne l'étaient que virtuellement: en attendant, dans la réalité, c'est Lambert et pas un autre qui était sur la sellette. On a sauvé le poste de Berthier et de Ramirez, qui étaient éventuellement eux aussi sur la sellette. Mais on ne peut pas annuler Lambert. Le pouvoir finit toujours par être une relation personnelle. Pour l'oublier, il faut se couper des hommes, ne plus les considérer que comme des instruments: les grands dictateurs ont souvent fini dans la solitude. Ne plus voir tous ces hommes dont ils bafouaient la puissance, qu'ils empêchaient d'agir par leur pouvoir.
6) Le pouvoir hier et aujourd'hui
Jusqu'à la fin des années soixante, même lorsqu'on occupait, dans une situation sociale particulière, la place du dominé, on éprouvait au sein du système politico-économique capitaliste, une quadruple satisfaction.
1) Un dominé savait tout d'abord intuitivement qu'il était le maître de ceux qui le dominaient, parce que ces derniers avaient besoin de son consentement, de sa croyance en leur pouvoir pour exercer leur domination (cf. §3). Cette première satisfaction était donc due à la structure même du pouvoir qui, comme nous l'avons dit, repose nécessairement sur un acquiescement.
1) Un dominé savait tout d'abord intuitivement qu'il était le maître de ceux qui le dominaient, parce que ces derniers avaient besoin de son consentement, de sa croyance en leur pouvoir pour exercer leur domination (cf. §3). Cette première satisfaction était donc due à la structure même du pouvoir qui, comme nous l'avons dit, repose nécessairement sur un acquiescement.
2) Le dominé avait l'impression de contribuer à son niveau, fût-il le plus humble et le plus confidentiel possible, à la définition de l'idéologie qui l'asservissait, et qui asservissait aussi ceux qui le dominaient. On était alors dans la perspective d'un système sûr de son fonctionnement, et dans une période de croissance économique.
3) Grâce à cette croissance économique, les dominés de nos sociétés capitalistes disposaient d'un pouvoir d'achat en constante évolution. On pouvait acheter à crédit.
4) Enfin, le dominé avait son heure de dominance. L'ouvrier, le manœuvre, le journalier étaient des pères de famille; leurs épouses, qui leur étaient soumises, éduquaient aussi les enfants: elles avaient leur part d'autorité. Le système socio-économique sécrétait donc, du haut en bas de la hiérarchie sociale, du pouvoir. On peut dire qu'à cette époque il connaissait une très haute productivité idéologique.
Aujourd'hui, ces satisfactions ont disparu. Mai 68 et le vaste mouvement de contestation intellectuelle et syndicale qui a suivi dans la première moitié des années soixante-dix, ainsi que la crise économique qui a suivi le choc pétrolier de 1973, ont profondément bouleversé le fonctionnement du pouvoir dans nos sociétés.
Le chef ne peut plus aujourd'hui être un chef à l'ancienne mode, un chef d'avant soixante-huit – comme l'écrit Michel Crozier (voir Documents, 1) : "Le temps des adjudants est passé." Le détenteur du pouvoir aujourd'hui n'a plus en guise de gratification personnelle que le contentement d'être à sa place à lui plutôt qu'à celle de ses subordonnés – une satisfaction négative qui n'est rien d'autre au fond que de la crainte.
De son côté, le dominé n'a plus aucune des quatre satisfactions que nous avons énumérées.
1) Le dominé n'a plus le sentiment que le pouvoir qui s'exerce sur lui s'exerce avec son consentement. Le pouvoir qui s'exerce passe son temps à se renier lui-même. On n'a plus des chefs, dans l'entreprise aujourd'hui, mais des partners. Surtout, on fait comprendre au dominé que les rivaux sont à la porte. Le pouvoir ne quête plus l'approbation, il menace.
2) Idéologiquement, le système bat de l'aile. Tout le monde s'accorde à penser qu'il faut le changer. Comme le pouvoir reconnaît lui-même que le pouvoir, c'est une vilaine chose, on laisse entendre à ceux qui subissent le pouvoir qu'ils sont indéniablement des dindons. Aux dominés que sont les téléspectateurs – qui ne choisissent pas leurs programmes – on eût jadis expliqué au temps de l'ORTF qu'on les informait, et que si l'on élaborait ces programmes-là pour eux, et pas d'autres, c'était pour leur bien. Aujourd'hui, le président-directeur général de TF1 explique que son rôle consiste à ménager un espace dans le cerveau de ses téléspectateurs pour recevoir des publicités dont on le bombarde pour qu'il consomme. A y bien regarder, un propos comme celui-ci fait d'une pierre deux coups: il dispense le dominé de toute collaboration idéologique au système politique, économique et social; et il le dispense aussi d'une réaction contre la domination qu'il subit, puisque c'est le dominant lui-même qui dénonce avec cynisme l'ignominie de sa domination.
3) En ce qui concerne le pouvoir d'achat, il est devenu une source d'inquiétude. Les gens n'ont plus du tout l'impression que leur pouvoir d'achat va augmenter dans l'avenir; les ménages surendettés sont en augmentation. Et il y a l'inquiétude du chômage, de la perte des ressources.
4) Comme tout pouvoir est maintenant contesté, il n'y a plus de pouvoir garanti. Le manœuvre rentre chez lui, mais il n'aura guère son mot à dire sur l'éducation des enfants, aujourd'hui que l'autorité parentale est tant remise en question. Le pouvoir qu'il subit dans la sphère publique n'a plus l'exutoire de la famille pour s'exercer.
7) La crise du pouvoir aujourd'hui
Est-ce à dire que le pouvoir a disparu de nos sociétés? Certes non. On a vu au contraire que l'inquiétude qui parcourt aujourd'hui tout le corps social renforce au contraire l'exercice du pouvoir. Elle le rend aussi plus solitaire. Comme le pouvoir ne repose plus sur l'acquiescement des dominés, cela signifie qu'il s'exerce par une forme de terreur (obéis, ou bien tu seras viré), et donc contre les dominés. Le pouvoir dans ces conditions n'est plus un pacte, il est une lutte. Et l'on en revient aux réflexions de Rousseau. S'il repose sur la force, s'il s'inscrit dans l'instant, le pouvoir n'est plus le pouvoir. Il n'est plus qu'un rapport de force. De surcroît, le pouvoir tel qu'il s'exerce aujourd'hui est un pouvoir qui a honte de lui-même, qui s'auto-dénigre. Un pouvoir sans puissance, donc, pourrait-on dire, pour reprendre notre distinction terminologique (cf. §5).
En attendant, une hiérarchie sociale existe bel et bien. Elle se durcit d'ailleurs, l'écart se creuse entre les plus pauvres – de plus en plus nombreux – et les plus riches – de plus en plus riches, mais de moins en moins nombreux. Chacun sait parfaitement quelle place il occupe dans la hiérarchie sociale. Et l'on a peur de déchoir.
Mais la crise du pouvoir amène des revendications nouvelles. Une crise comme celle qui s'est déclenchée à l'occasion du CPE – dirigée contre le pouvoir des patrons – a montré que, non seulement, on se raidissait contre le principe du pouvoir, mais qu'en plus on se mobilisait pour imaginer une autre organisation sociale possible: le slogan qui dominait les cortèges était celui du "rêve général".
8) Rêvons…
Le pouvoir aujourd'hui – un pouvoir devenu en quelque sorte le négatif de lui-même – repose au fond sur deux phénomènes essentiels et étroitement liés:
- d'une part, cette hiérarchie sociale qui repose sur l'inégalité des conditions professionnelles (et l'exclusion d'une part grandissante de la population du "droit au travail");
- d'autre part, sur cette impression que dans une société où le travail est devenu un privilège, il importe de continuer à exercer le pouvoir pour ne pas se retrouver exclu, et donc d'accepter de vivre dans une jungle où chacun ne pense qu'à son intérêt – un intérêt individualiste, qui se définirait en opposition aux autres intérêts. C'est cette vision de l'homme que les théoriciens du libéralisme, depuis Hobbes[1], accréditent. L'homme serait un loup pour l'homme, irrémédiablement. Et donc il serait en tant que tel condamné au pouvoir. Cette vision n'est qu'une construction idéologique. L'homme est aussi bien un ange qu'un loup pour ses semblables, capable du meilleur comme du pire – du pire, mais aussi du meilleur. Nous voulons voir dans le succès du phénomène associatif, du bénévolat dans nos société la preuve que les gens aspirent à un autre mode d'organisation collective, qui ne repose plus sur cet odieux présupposé idéologique.
9) Quelques pistes pour sortir de l'ornière du pouvoir
A partir de ce constat – et de ce double fondement négatif du pouvoir aujourd'hui, nous pouvons proposer des pistes pour une autre organisation sociale.
On estime normal que, socialement, il ne soit donné à vivre aux individus qu'une expérience partielle. On justifie cette limitation de l'existence humaine par le nécessaire partage des tâches - partage des tâches qui se retrouve à l'échelle planétaire dans la division internationale du travail. Chaque individu doit s’estimer satisfait de n'accomplir qu'une partie des tâches nécessaires à la survie de l'espèce. L'imposture réside dans le fait que, s'il apparaît de bon sens que dans nos sociétés où le mode de vie est devenu extrêmement développé, sophistiqué, il est impossible à un homme d'accomplir toutes les tâches sociales, rien n'impose en revanche qu'il n'exerce dans sa vie professionnelle qu'une seule sorte de tâche. Ces tâches n'ont pas toutes le même prix - dans tous les sens du terme - aux yeux des hommes, elles n'ont pas la même valeur de dominance. Par conséquent, une hiérarchie sociale s'impose aux hommes, un partage entre ceux qui seront cantonnés à des besognes matérielles simples, n'exigeant pas de savoir technique particulier, et ceux qui sont au contraire détenteurs du savoir technique leur permettant d'assumer les tâches de conception, de virtualité - de projection de l'ensemble de la société vers l'avenir.
Aux uns, le présent éternel, répétitif, d’une pauvre tâche toujours recommencée ; aux autres, l'ivresse de l'inconnu, la projection dans ce qui n'est pas encore, dans ce qui va décider du sort de l'espèce. Partage qui brime la puissance de tous.
Si, naturellement, certaines tâches exigent un savoir technique que ne peuvent donner que de longues années d'étude, et donc une spécialisation, il n'y a aucune raison pour que ceux qui se soient destinés à exercer ces fonctions se trouvent dispensés d'assumer les tâches matérielles indispensables au fonctionnement de la société.
En tout cas, il est une tâche hautement gratifiante pour un individu, c'est la participation au destin de la communauté : qui pourrait en être exclu ? Nous entendons une participation active, et non pas des élections telles que nous les connaissons aujourd'hui dans le Système, qui ne sont que le simulacre de cette participation. Si la politique cesse d'être un métier, et que chacun devient un homme ou une femme politique, alors il devient possible pour chacun d'être confronté aux problèmes si exaltants de la vie publique, il devient aussi impérieux pour chacun d'être réellement informé de la vie du groupe dont il est un dirigeant, d'être à même de définir ce qu'il attend personnellement du destin de ce groupe. A charge dès lors pour chacun d'apprendre et de transmettre à son niveau tout ce qui, parmi les connaissances humaines accumulées au fil des siècles, ne relève pas seulement d'un patrimoine figé consignant la supériorité du groupe social qui les détient mais d'une véritable expérimentation qu'ont menée avant nous tous ces individus libres et puissants qui nous ont précédés dans l'histoire des hommes.
Ce ne sont là que des pistes, pour alimenter le débat…
AFFAIRE A SUIVRE, ENSEMBLE !…
Florent Trocquenet,
Paris, vendredi 12 janvier 2007
[1] Lire Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le Capitalisme sur sa gauche, Champs Flammarion.